Un présent du passé

Nous l’avons vu plus haut : il manque à Lint une voix narrative unificatrice. Les pages se succèdent comme si Jordan Lint devenait sans cesse une nouvelle personne, un étranger pour lui-même. Dans une page de Building Stories, la narratrice tient cette réflexion qui, me semble-t-il, pourrait aussi bien appartenir à Jordan Lint :

 

How many dinners have I eaten? How many showers have I taken? Every day runs together… everything runs down the drain… / And all I’m left with is just the vaguest sense of it all… a general « jist »… / And then, even that dwindles away… whole periods of my life are now nothing more than a few isolated, unrelated recollections… / The memory of an accident or an injury… harsh, hurtful words… the smell of the inside of someone’s car… / The scratchy, soiled upholstery of this horrible couch… (BS, p. 11)

 

La réflexion de la jeune narratrice se termine d’ailleurs au présent. « The scratchy, soiled upholstery of this horrible couch… », pense-t-elle, allongée sur le divan en question. Le présent lui-même est déjà du passé dans cette réflexion désabusée. D’une manière semblable, se pourrait-il que l’histoire de Lint appartienne, d’emblée, à un présent passé?

 

Un indice en particulier nous indique que l’histoire de Lint ne peut être constituée d’épisodes vécus au présent – bien qu’une telle notion de présent, dans une œuvre de fiction, mériterait d’être précisée. En effet, à la page 9, nous trouvons l’épisode où Jordan écrase une fourmi alors que sa mère jardine (A.23 ); ce même épisode, nous l’avons vu, sera remémoré six pages plus loin, lors de son onzième anniversaire. L’épisode, vécu avec sa mère, précède forcément son enterrement, qui a lieu à la page suivante. Or, à la page 23, une étrange révélation attend Jordan… et le lecteur! La belle-mère de Jordan, en pleurs, vient lui parler dans le salon. On devine que la famille traverse un moment difficile depuis le récent accident. Jordan adopte un ton assez détaché, narratif : « But then she’s quiet for a second… and then, I suddenly realize : she’s crying… ». Sa belle-mère lui rappelle cet épisode : « Do you remember the day we were cutting peonies in the backyard / and you were so sad that you’d hurt the mommy ant, and we brought it back outside and laid it on the leaf? » À partir de ce moment, la narration de Jordan se morcelle en mots isolé : « peonies / mommy / hurt / mommy / my / mom? » Jordan est soudain forcé de reconstituer un passé qui était pour lui fondateur. Cet épisode qu’il considérait comme un des souvenirs-clés de sa propre mère avait en fait été vécu avec sa belle-mère!

 

Cela modifie en quelque sorte les observations que nous avons faites quant à la remémoration du onzième anniversaire. Nous avons déterminé que les indices (gâteau, rêverie) avaient en partie altéré le souvenir de la mère. Or, il s’avère que ce souvenir même était une erreur, confondant la mère et la belle-mère et se trompant sur le moment de l’anecdote. Schacter précise que certains engrammes, trop vagues ou appauvris, peuvent être radicalement influencés par l’indice les provoquant; et, rétroactivement, être modifiés par le faux souvenir : « Because the engram is so impoverished, recollective experience may be determined more heavily by salient properties of the cue, which itself has stored associations and meanings in memory1. » Cette faille dans le récit suggère au lecteur que Lint n’est soumis ni à une chronologie objective, ni à une représentation fidèle de l’environnement de Jordan. Le récit subit les mêmes affres que les souvenirs eux-mêmes; malgré son ton décidément au présent.

 

Mon hypothèse, qui ne saurait d’ailleurs constituer une solution univoque pour interpréter cette ambivalence entre présent et passé, est que Lint nous expose à un présent déjà encodé. En effet, aucune voix narrative rétrospective ne remet en perspective le contenu du récit dans un quelconque passé. Par ailleurs, il serait fallacieux de voir en Lint le souvenir d’une vie, puisque la naissance et la mort en font partie. Nous avons donc affaire à un présent fragile et fuyant, mais inexorable. Or, ce présent traverse le filtre de la pensée de Jordan, ou plus précisément le processus cognitif d’encodage, que Shacter définit ainsi : « …a procedure for transforming something a person sees, hears, thinks, or feels into a memory. Encoding can be thought of as a special way of paying attention to ongoing events that has a major impact on subsequent memory for them2. » Le présent de Lint est une matière à mémoire. Les épisodes que nous présente le livre sont, bien que parfois anodins, fondateurs pour l’identité de Jordan. Cette importance du processus d’encodage agirait à différents niveaux. Certaines pages sont déjà présentées d’après une narration au passé; elles restent toutefois rares. D’autres s’accompagnent d’une narration au présent; d’autres encore s’ancrent davantage dans la perception (par exemple, le moment où Jordan reçoit un coup de poing lors d’une fête [L, 26]) et proposent des mises en page plus éclatées, moins narratives.

 

Observons d’ailleurs que les premières années de mariage de Jordan, alors qu’il mène une vie rangée et pieuse, arborent une mise en page parfaitement régulière, à six cases par page, et réfèrent souvent à des photographies. Cette vision, propre et cohérente, est celle de Jordan lui-même. À ce moment de sa vie plus qu’à aucun autre, Jordan vit sa vie pour s’en souvenir, pour se constituer une histoire personnelle. En témoigne ce moment où il regarde des photographies de sa famille sur le réfrigérateur : « Finally / I have found myself. » (L, 40, fig. 3.7) Mi-heureux, mi-consterné, Jordan pressent sûrement la vanité d’une telle affirmation! Lint nous montre en effet que si une vie humaine se déroule sous le signe d’une identité, cette dernière est évanescente, multiple et, surtout, incontrôlable.

 

L, 40 (détail)

 

Groensteen remarque un « flottement constitutif du récit en bande dessinée » (S2, 95) créé par les « [i]mages au présent d’un récit au passé » (S2, 93). Il défend que la coprésence des temps en bande dessinée projette les images dans un présent paradoxal, qui glisse inévitablement vers le passé :

 

Dans les bandes dessinées, à l’instant où notre attention est fixée sur une vignette, les précédentes n’ont pas disparu (elles restent disponibles, retrouvables à tout instant), mais surtout, nous avons déjà la perception des vignettes suivantes, nous voyons que le futur est déjà là. Si le futur vers lequel notre lecture est aspirée est déjà présent, le présent, lui, tend nécessairement à glisser vers un passé auquel, en réalité, il appartient déjà. L’idée que les présents successifs puissent coexister relève du paradoxe; au contraire du passé, le présent ne peut être cumulatif. (S2, 94)

 

Le passé est nécessairement une représentation mentale, une reconstitution de temps disparus. Ainsi, si la bande dessinée tend vers le passé, elle joue forcément davantage sur la représentation du temps que sur sa perception – contrairement, par exemple, au cinéma, qui se déploie sur une ligne temporelle réelle. Néanmoins, c’est en parlant du cinéma que Chrisian Metz a formulé cette expression, qui semble taillée sur mesure pour décrire Lint : « une trace mnésique qui serait telle immédiatement, sans avoir été autre chose auparavant3 ». Lint semble en effet prendre avantage du « flottement constitutif » de Groensteen pour suggérer l’étrangeté d’un présent déjà vu, déjà du passé. L’ouvrage présente, pour inverser la formule de Groensteen, les images au passé d’un récit au présent.