Quimby the Mouse : la mémoire problématique

Paru deux ans après Jimmy Corrigan, Quimby the Mouse rassemble principalement des planches dessinées entre 1990 et 1991 pour The Daily Texan, journal étudiant de l’université du Texas à Austin. Il s’agit donc, en quelque sorte, de travaux de jeunesse regroupés autour d’un personnage récurrent : Quimby, une souris à deux têtes. Après une apparition dans l’hebdomadaire étudiant, plusieurs planches ont également paru dans les premiers numéros de l’ACME Novelty Library. La monographie de 2003 se présente donc davantage comme un recueil, une collection d’archives, que comme un roman graphique uniforme. Nettement exploratoire, l’ensemble est plus hermétique que l’œuvre récente de Ware. Du diagramme complexe au gaufrier classique, du crayonné aux aplats de couleurs, du muet au bavard, on devine l’auteur de Jimmy Corrigan en train de faire ses armes.

 

Chris Ware a enrichi la monographie de plusieurs planches récentes et inédites, proposant une remise en perspective du contenu antérieur. Qui plus est, une très longue introduction (plusieurs milliers de mots) met à jour le contexte de création du personnage. Ware nous apprend que Quimby est son alter ego, et que l’architecture complexe et hermétique des planches camoufle une brûlante autobiographie. Il isole deux « moitiés » distinctes au recueil, et explique ainsi leur contexte d’écriture :

 

The first half or so were drawn in the summer to the winter of 1990, when my grandmother had been diagnosed with shingles and went from excruciatingly uncomfortable days in her retirement apartment in San Antonio to hospital visits to finally dying in the nursing care wing of the same retirement facility in early December. The second half were drawn from January to the summer of 1991, while I was applying and finally packing up for a move to Chicago to attend the School of the Art Institute, leaving behind a number of friends and a relationship which I had completely ruined through selfish, egocentric behavior1 […].

 

Ces deuils (décès de la grand-mère et rupture amoureuse) alimentent les deux parties de manière distincte. Dans la première, Quimby est une souris à deux têtes. Or, une des deux têtes vieillit à vue d’œil, décrépit jusqu’à disparaître entièrement. Après cette disparition, Quimby (à présent muni d’une seule tête), tente retrouver le temps où il « était deux », sans succès. Dans la seconde partie, Quimby entretient une relation de haine / amour avec Sparky, une tête de chatte (littéralement : une tête sans corps). Son avantage physique lui permet de maltraiter la pauvre Sparky à loisir, de l’abandonner à répétition. Le Quimby sympathique de la première partie devient un monstre d’égoïsme dans la seconde. Les deux deuils, difficilement identifiables dans les planches originales, apparaissent de manière limpide grâce à l’introduction de la monographie, et surdéterminent l’interprétation de l’ensemble. Comme le souligne Benjamin Widiss dans son article « Autobiography with Two Heads: Quimby the Mouse » : « By creating a paratext that literally dives to the heart of the text, Ware challenges its liminal status and thereby hints at the way that the ostensibly subordinate introduction will ultimately perform the volume's deepest work2. »

 

Sans pour autant perdre de vue le caractère autobiographique de Quimby the Mouse, les procédés d’autoreprésentation ne seront pas étudiés ici. Tout au plus ce contexte autobiographique encouragera-t-il l’analyse des planches du point de vue d’une mémoire subjective. Si l’introduction de Chris Ware facilite l’identification des thèmes récurrents de l’œuvre, nous tâcherons de limiter les allusions à la biographie de l’auteur, afin de laisser parler seule l’architecture des planches.

 

Des deux parties cernées plus haut, seule la première sera abordée ici. Ce choix se justifie d’abord par un souci de concision. Par ailleurs, les nouvelles planches ajoutées à l’édition monographique concernent uniquement cette première partie et en font un tout cohérent. L’histoire du Quimby à deux têtes nous propose une figure architecturale récurrente : la maison de la grand-mère. Ce chapitre s’intéressant tout particulièrement à ce genre de figures, la première moitié de Quimby the Mouse nous fournira un corpus privilégié pour effectuer une transition vers les problématiques du troisième chapitre, qui concernent l’architecture de la page elle-même.