Les images dessinées

Dans l’Art invisible, Scott McCloud propose de classer les images – plus particulièrement les dessins – dans un grand triangle1 dont les deux pôles principaux sont :

 

1 - « Reality » : images fidèles perceptivement à la réalité.

2 -  Meaning : images comportant une part importante de codification, de symbole.

 

Ces deux pôles se rejoignent progressivement vers un troisième, celui de l’abstraction, où la ressemblance et la signification sont évacuées au profit d’une pure plasticité.

 

Il est éclairant d’associer les trois pôles de McCloud2 aux trois voies de signifiance de la sémiotique de Peirce. Tout d’abord, le pôle que le dessinateur nomme reality évoque nettement la relation iconique de Peirce, qui lie le signe à son objet par ressemblance. Le pôle du meaning, dont l’extrémité est consacrée aux lettrages, tend quant à lui vers une relation symbolique. Finalement, le pôle de l’abstraction, celui de la pure plasticité, rappelle la relation indicielle de Peirce, en ceci que les images ne sont plus signes que de leur propre matérialité. Notons que le système de McCloud n’a de sens que si l’on isole une image (en l’occurrence un visage, comme dans son exemple) dont on connaît déjà la signification – l’objet. Or, ce sens est nécessairement surdéterminé par son contexte de lecture, par le récit – dans le vocabulaire de Peirce, par un interprétant. Ainsi, une même image (un carré vide, par exemple) peut-elle revêtir différents sens (une fenêtre, une case, un récitatif, une page) selon son contexte. De manière générale, on peut avancer que le dessin de bande dessinée offre une plus large part – que la peinture, par exemple – à la signification symbolique. Non seulement l’appareil spatio-topique est-il généré par des symboles tels que la case ou la bulle, mais les dessins eux-mêmes tendent vers une certaine symbolisation, dans leur style ou simplement par le biais d’idéogrammes (lignes de vitesse, gouttes de sueur, etc.) Pour reprendre le mot d’humour de Chris Ware : « Un dessin de bande dessinée vit quelque part entre le monde des mots et celui des images, plus ou moins là où se trouvent les panneaux routiers ou alors les gens qui agitent leurs bras au milieu d’un lac3 ».

 

D’après Groensteen, le fait que la bande dessinée mette en œuvre un « dessin narratif » (S1, 123) oblige à questionner le seuil de cette narrativité. Une série d’images, affirme-t-il, peut s’organiser selon cinq modes infra-narratifs : l’amalgame, l’inventaire, la variation, la déclinaison et la décomposition (S1, 124). Or, ces modes, nécessaires au récit en images, ne lui sont pas pour autant suffisants (id.). Pour raconter, l’image doit être investie d’un énoncé narratif, d’une structure linguistique; or, cet énoncé ne lui est pas consubstantiel. Groensteen reprend le concept d’énonçable, que Deleuze propose pour décrire l’image cinématographique :

 

Ce n'est pas une énonciation, ce ne sont pas des énoncés. C'est un énonçable. Nous voulons dire que, lorsque le langage s'empare de cette matière (et il le fait nécessairement), alors elle donne lieu à des énoncés qui viennent dominer ou même remplacer les images et les signes, et qui renvoient pour leur dompte à des traits pertinents de la langue[...]4.

 

C’est donc en sa qualité d’énonçable que l’image, et en particulier la bande dessinée, peut produire des énoncés narratifs.

 

Groensteen précise ce concept en suggérant trois voies de signification en bande dessinée : le montré, l’advenu et le signifié.

 

J’appellerai désormais ce qui est à voir le montré; et je voudrais suggérer que la complexité (relative) du langage de la bande dessinée tient à ceci, que ce qui est à lire doit être pensé tantôt en terme d’advenu, tantôt en terme de signifié. (S2, 36)

 

L’advenu renvoie à la séquence narrative, à « l’opération de lecture [qui] consiste à inférer, à partir de ce que nous voyons, quel(s) phénomène(s) est (sont) advenu(s). » (S2, 37) Le signifié, quant à lui, se manifeste « toutes les fois que la lecture en termes d’advenu débouche sur une aporie. » (S2, 39) Par exemple, une incohérence temporelle inadmissible en terme d’advenu peut signifier une rêverie, un musement. Groensteen conclut :

 

La conversion du montré en advenu ou en signifié sont les deux formes concrètes que prend, dans le contexte d’un récit séquentiel […] ce que je décrivais, dans Système 1, comme la conversion de cet énonçable qu’est l’image en un énoncé porteur de sens. » (S2, 40)

 

En outre, « l’image […] n’est pas seulement un énonçable, elle est aussi un descriptible et un interprétable. » (S1, 125. Groensteen souligne.) En effet, on ne peut considérer qu’une image participe d’une description, au sens littéraire du terme. Le procédé particulier qui consiste à suspendre le récit pour s’attarder à des détails n’a plus de sens dans un contexte de monstration; ou plutôt, « si l'on veut bien reconnaître au dessin des propriétés descriptives, alors on doit admettre que c'est une description indéfiniment recommencée, à laquelle on ne saurait assigner de lieu particulier. » (S1, 146-147) Néanmoins, comme le lecteur peut être amené à formuler des énoncés narratifs, il peut faire une lecture descriptive d’une image. Cela rend l’image dessinée descriptible à double titre :

 

D'une part, parce qu'elle montre toujours plus que ce qui est nécessaire à l'intelligibilité de l'action […]; d'autre part, en tant qu'elle est le produit d'une écriture graphique singulière, dont chaque trace peut être décrite dans sa spécificité (technique, motrice, esthétique). (S1, 148)

 

En d’autres mots, l’image dessinée est descriptible tant sur le plan de l’iconicité que sur celui de sa plasticité. Si l’on revient au triangle de McCloud, on constate que les images penchant vers un style iconique (reality) tendent à favoriser une lecture descriptive, alors que les images plus symboliques (meaning) s’avèrent principalement énonçables. La qualité d’interprétable renvoie quant à elle à une lecture plus globale :

 

Une image est interprétable au sens où, dans une narration séquentielle comme celle de la bande dessinée, elle est toujours à rapprocher d’autres images, situées en amont ou en aval dans le cours du récit. On entre là dans le domaine de l’arthrologie générale […]. (S1, 149­)