La mémoire du quotidien : la mise en page muette

Le premier type de mise en page est celui qui ouvre et ferme le récit1. Il met en scène la jeune narratrice dans de longues séquences muettes. La mise en page est régulière à un détail près : si la page est divisée en vingt cases égales, ces cases sont parfois elles-mêmes divisées en quatre (ou deux) cases homothétiques. Groensteen, justement à propos de Ware, décrit cette composition comme « un phénomène de régularité étagée, ou plutôt de régularités gigognes. » (S2, 50) Mises bout à bout, ces pages forment un récit continu et cohérent : la narratrice se lève, part travailler, termine sa journée et se couche. Toutefois, si les gestes de la jeune femme forment une séquence et que l’heure avance de manière cohérente (l’horloge de la boutique en témoigne), le calme déroulement de la journée semble subir des sauts temporels importants. En effet, les vêtements de la jeune femme changent; les saisons elles-mêmes basculent d’une case à l’autre2.

 

Le temps exprimé dans ces pages est celui du quotidien, de la routine. Il est remarquable que Chris Ware, en exprimant un tel temps dans une séquence muette, déjoue l’idée de Sattler selon laquelle les images ne peuvent dépeindre « ongoing or habitual action in the past3 ». En effet, si les images ont tendance à se projeter dans un présent, la séquence proposée par Ware redéfinit les repères de ce présent : l’heure et l’action forment une séquence cohérente; or, cette séquence n’appartient pas à un présent unique, mais à une multitude de temps rassemblés. Pour reprendre la terminologie de Groensteen, l’advenu de l’épisode est subrepticement déconstruit afin de signifier un temps plus général, une routine. Ainsi, nous savons que certains moments sont antérieurs à d’autres; ils appartiennent à un passé relatif. En conséquence, nous pourrions avancer que certains épisodes de cette routine – sinon tous –sont remémorés. Affirmer une telle chose impliquerait toutefois de connaître le présent énonciatif de ces événements; or, il n’est pas identifiable. Il est plus intéressant de simplement constater que le déroulement de cette journée routinière fait écho à ce que Schacter appelle les événements généraux de la mémoire autobiographique. Alors qu’un texte aurait résumé aisément le déroulement de cette journée, les images rappellent le fondement épisodique de la mémoire. En condensant des épisodes autour d’un événement général, les planches muettes de Ware expriment l’étrange promiscuité des temps que peut engendrer la mémoire autobiographique.