Une mémoire traumatique
Si l’on affine l’examen de cette page, on constate que tout ne s’explique pas selon la logique indice-souvenir. En effet, à gauche de la page, accompagnant la vignette où Jordan avoue son échec amoureux à son père, nous voyons le visage de Bretislav, son ami décédé dans l’accident de voiture. L’image le représentant ressemble parfaitement à la photo du pamphlet funéraire qu’on aperçoit à la page 23, sur lequel il est ironiquement écrit « in memoriam »; c’est en effet sous cette image que l’ami de Jordan reviendra le hanter au cours de sa vie. Dans la page qui nous intéresse, alors que Jordan téléphone à son père, cette image est remarquable sous plusieurs aspects. D’une part, elle ne semble justifiée par aucun événement dans la page, et ne serait donc déclenchée par aucun indice mémoriel explicite. D’autre part, contrairement aux souvenirs décrits plus haut, elle est en couleurs vives. Dans cet exemple, ainsi que dans les autres manifestations du souvenir de Bretislav, nous avons affaire à un souvenir qui sort des limites de la causalité développée par Schacter. Si chaque souvenir a son indice, celui-ci nous est, cette fois, caché.
Le souvenir de l’ami décédé est à la fois rare et récurrent dans Lint. On peut comprendre l’importance traumatique de l’accident pour le personnage principal; or, il est évoqué rarement, avec parcimonie, et est parfois même élidé. À la page 38, Jordan aperçoit une boutique au nom de « Hornslach » (le nom de famille de son ami décédé). L’association n’est que suggérée et aboutit à un repentir prostré : « Oh God, Oh God ». Il faut attendre les pages 48 et 49 pour revoir une image de Bretislav. Alors que Jordan sonne chez son ex-femme pour lui annoncer la mort de son père, une séquence de souvenirs s’amorce dans une série de cases bleues : mariage, enterrement de sa mère, mort de son père, images idéalisées de Dieu et de sa mère, etc. Comme résidu de ces pensées, le visage de Bretislav, dans une bulle bleue, se place littéralement derrière la tête de Jordan, qui détourne le regard de son propre reflet (A.26 ). À la page suivante, la même image occupe symétriquement la même position, se tenant cette fois en marge des cases. Encore une fois, rien ne semble déclencher la présence de ce souvenir désincarné, sinon peut-être une scène en voiture, alors que Jordan occupe le siège du passager, celui où son ami trouva la mort.
L, 52 (détail)
Trois pages plus loin, le souvenir se précise. Au milieu d’une discussion banale entre Jordan et sa nouvelle femme, une séquence de trois vignettes sombres montre Bretislav inanimé, immédiatement après l’accident (fig. 3.5). La seconde image s’incruste même dans une des vignettes du récit, se plaçant encore une fois derrière Jordan, comme pesant sur lui. Ici encore, il est compliqué d’identifier l’indice qui déclenche cette réminiscence. Est-ce la rêverie érotique qui précède la scène, durant laquelle Jordan se remémore sa première relation sexuelle dans la voiture qui sera ensuite accidentée?
Bretislav ne réapparaîtra ensuite que dans les deux dernières planches du récit, alors que Jordan sombre vraisemblablement dans une folie où il confond ses souvenirs avec la réalité. Alité, il discute avec son ami décédé qui se tient assis à ses côtés, immobile et muet. À la page suivante, celle de l’agonie, Bretislav est allongé face première sur le lit (A.27 ). Jordan tente de l’en dégager. Plus haut, nous voyons Jordan, jeune, au volant de sa voiture, du point de vue du siège passager – pour la première fois du livre. Encore plus haut, Jordan revoit sa première relation amoureuse, qui connut également son dénouement dans la voiture. Le lieu intérieur de la mort de Jordan est cette voiture qui revient le hanter dans ses derniers moments. Ce faisant, Ware développe une mécanique mémorielle qui échappe à la causalité cognitiviste développée plus haut. La mémoire de Bretislav se situerait plutôt dans le refoulé que dans l’oublié. Son apparition relève davantage du surgissement que de la trouvaille. C’est un souvenir fondateur, irrépressible, auquel Jordan est soumis.