Lint : l’effet de mémoire

 

Passons à présent au dernier ouvrage analysé dans cet essai: Lint. Comme Building Stories, ce livre se consacre à la vie d’un personnage – jusqu’à, en quelque sorte, couvrir toute sa vie. Il s’agit d’un tome de l’ACME Novelty Library destiné à de plus amples ambitions; pour reprendre les mots de Ware : « This periodical comprises one chapter of an ongoing ridiculously long work1. » Le long travail en question s’intitule Rusty Brown, et déjà quatre tomes lui ont été consacrés. Celui qui nous intéresse ici est la plus récente publication de l’ANL. Bien que faisant partie d’une série déjà bien entamée, l’ouvrage effectue un aparté diégétique pour le moins inhabituel. Ware isole un de ses personnages et le suit à la trace, de sa naissance à sa mort. Jordan Lint, qui tenait un rôle secondaire dans les épisodes précédents, devient le héros (ou plutôt l’antihéros) d’une parenthèse vertigineuse dans la série Rusty Brown.

 

À raison d’une page par année environ, le livre de 76 pages couvre la vie entière de Jordan (de 1958 à 2023, tel qu’on l’apprend en 2e de couverture). Or, le récit ne semble pas dirigé par une quelconque objectivité narrative, mais plutôt par la subjectivité, la cognition du personnage lui-même. Aussi, dans les premières pages, assistons-nous à la construction progressive de l’univers représentationnel du jeune Jordan. Des quelques cercles représentant sa bouche et ses yeux, l’enfant construit progressivement une image du visage de sa mère, de son père, apprend à reconnaître son propre nom (« Jrdn ») (L, 5, A.22 ), prend conscience de ses jambes en marchant, etc. Le texte se déforme afin suggérer au lecteur l’étrange perception de la langue adulte par l’enfant : « What do you doing! »; « I nabtop […] Jordan […] do doing […] meerschle… » (L, 6) Avec la psyché du personnage, le langage même de la bande dessinée se construit. Les séquences narratives se densifient; les dialogues se font plus réalistes; les dessins évoluent, à partir d’icônes simples, sans perspective, vers une représentation plus précise qui se stabilise dès la page 13. Le récit, en quelque sorte, coexiste avec son personnage : il naît et disparaît avec lui.

 

Lint n’a rien d’un homme stable, et sa vie n’est pas celle d’un héros. Il perd sa mère très jeune, vers six ans; son père se remarie peu après. Enfant et adolescent, il a des problèmes de comportement. Vers 17 ans, sous l’effet de drogues, il fait un accident de voiture qui tuera son meilleur ami. Jeune adulte, il tente de percer en musique et multiplie les relations amoureuses, mais ses problèmes financiers le contraignent plutôt à travailler pour la compagnie de son père. Il y rencontre la première femme de sa vie, Leslie, avec qui il se mariera et aura deux garçons. Pendant cette période, Jordan prend du poids, devient chrétien pratiquant, bref, fait le ménage dans sa vie. Quelques années plus tard, il abandonne son ménage pour une concubine. Grâce à des transactions frauduleuses, il s’enrichit rapidement aux dépens de la compagnie. Il rencontre ensuite sa seconde femme, plus jeune que lui. Le couple rachète la maison d’enfance de Jordan, abandonnée depuis la mort de son père. Les manigances de Jordan finissent toutefois par être découvertes, et le remboursement de tous ses retraits frauduleux le plonge dans une crise financière. La maison, pour laquelle il prévoyait des rénovations, demeure donc dans un état de décrépitude. Le toit fuit, les murs craquent, et il se voit malgré tout obligé de louer certaines pièces. Il reprend contact avec son aîné, Zachary, qui est alors marié et a un jeune enfant. Jordan aura lui-même un troisième fils un an plus tard. Il découvre ensuite que son second fils, Gabriel, est devenu l’auteur d’un best-seller, I loved you, roman autobiographique où il est question d’une relation traumatique avec un père violent. En lisant un extrait du livre, Jordan se rappelle ses accès de violence (pourtant élidés dans les pages précédentes), notamment celui où il cassa la clavicule de son fils. Il décide alors de poursuivre son propre fils en justice pour diffamation. Il remporte le procès, mais est abandonné et renié par sa femme et son jeune fils. Seul dans une maison en ruine, riche mais vivant dans une Amérique visiblement en déclin (« Now that I’ve actually got money… there’s nothing left to buy… » [L, 73]), Jordan sombre dans une folie où les temps se confondent, où les rêves contaminent la réalité, et succombe à une maladie gastrique qui l'accablait depuis plusieurs années.

 

L, 1 (détail)

 

Un tel carcan narratif offre un terrain fertile pour cette analyse. En fournissant à la fois la source d’un souvenir et son contexte de remémoration, Ware offre une représentation de la mémoire particulièrement complète. Alors que Building Stories travaillait la mémoire autobiographique, Lint adopte plutôt une vision pragmatique, presque cognitiviste, du quotidien. Notons que, cela n’empêche pas Ware de tisser des figures architecturales signifiantes et récurrentes, comme dans les trois autres ouvrages. La maison de Jordan Lint, où il naît et meurt, constitue d’ailleurs l’incipit de l’œuvre. Une planche complète découpe la maison familiale des Lint désaffectée, fenêtres barricadées, murs lézardés (fig. 3.3). Les dernières pages du livre permettent de comprendre que cette maison est représentée après la mort de son dernier occupant, Jordan Lint. En quelque sorte, elle condense les vies qui l’ont habitée, comme en témoigne le cadre familial sur lequel une ombre passe. Les dernières cases s’arrêtent sur les poussières au sol. C’est au demeurant ce que rassembleront les pages suivantes : les poussières d’une vie.

  • 1. Chris Ware. 2010. « Lint », 2e de couverture. Dorénavant, les références à cet ouvrage seront indiquées entre parenthèses, précédées de la mention L. L’ouvrage n’étant pas paginé, le recto de la première feuille est ici considéré comme première page.