L’arthrologie générale et le tressage
Suite à l’arthrologie restreinte, qui traite de la séquence narrative et des fonctions du verbal, Groensteen termine son ouvrage avec son arthrologie générale, qui se penche sur la notion de réseau :
Il a souvent été répété en ces pages qu'au sein du multicadre feuilleté que constitue une bande dessinée complète, toute vignette est, potentiellement sinon effectivement, en relation avec chacune des autres. Cette totalité […] répond donc à un modèle d'organisation qui n'est pas celui, linéaire, de la bande ou de la chaîne, mais celui, éclaté, du réseau. (S1, 173. Groensteen souligne.)
Le réseau n’est donc pas constitué de séquences, mais plutôt de séries d’images, c’est-à-dire d’images (de vignettes) regroupées selon des principes non narratifs ou infra-narratifs. Néanmoins, ces séries « s’inscrivent toujours au sein de séquences narratives » (S1, 174). Autrement dit, l’interprétable succède toujours à l’énonçable, et non l’inverse. Groensteen nomme ce phénomène tressage, terme qui « s’inscrit dans le topos qui associe habituellement au texte les notions de tissu ou de fil » (id.). Le fil du tressage peut survenir au sein d’une même page ou à travers un livre : il peut reposer sur la récurrence d’un plan, d’une figure, d’une palette de couleurs. La vignette, déjà dotée de coordonnées spatio-topiques et « chrono-topiques » (grâce à la séquence narrative) s’inscrit ensuite dans un champ hyper-topique, « indiquant son appartenance à une ou plusieurs série(s) remarquable(s), et la place qu’elle y occupe » (S1, 175). Les séries du tressage, transcendant la séquence, s’inscrivent donc davantage dans l’espace du livre que dans le temps du récit. Le site de la vignette, dans la série, acquiert une qualité de lieu :
Un lieu n’est-il pas un espace habité, que l’on peut traverser, visiter, investir, un endroit où se font et se défont les relations? Si tous les termes d’une séquence, et par conséquent toutes les unités du réseau, constituent des sites, c’est l’appartenance, de surcroît, de telles de ces unités à une ou plusieurs série(s) remarquable(s), qui les définit comme lieux. (id.)
Dans son mémoire Le tressage à portée interprétative comme modalité de lecture, Gabriel Tremblay-Gaudette remarque très justement que le tressage peut impliquer « des éléments isolés à l’intérieur de cases1 ». Autrement dit, la vignette ne constituerait pas l’unité minimale du tressage. Néanmoins, cette observation ne me semble pas invalider la proposition de Groensteen quant aux lieux, en cela que la vignette constitue, par définition, l’unité minimale de la séquence narrative, au-delà de laquelle les lieux de la diégèse deviennent les lieux de la page. Par conséquent, le site d’une vignette s’avère nettement plus signifiant, dans l’architecture de la page, que le site d’un élément qu’elle contient. Par ailleurs, d’un simple point de vue perceptif, il est généralement contre-intuitif de situer une icône, lorsqu’elle apparaît au sein d’une vignette, dans l’espace de la page : c’est plutôt la vignette, inscrite dans un multicadre, qui assume le rôle de repère.
- 1. Gabriel Tremblay-Gaudette. 2010. « Le tressage à portée interprétative comme modalité de lecture : Étude du roman graphique Watchmen de Dave Gibbons et Alan Moore », p. 46.