Building Stories et la mémoire narrative
Le projet de Building Stories rassemble plusieurs personnages, sur plusieurs époques, autour d’un immeuble à logements situé à Chicago. Presque centenaire, le vieil immeuble incarne en quelque sorte la mémoire des nombreux locataires qui ont foulé ses trois étages. Reprenant le principe de La vie mode d’emploi1, mais dans un espace aux dimensions plus modestes, Building Stories traverse l’existence de multiples personnages : en définitive, toutefois, c’est une femme qui en est le personnage principal et, d’une certaine manière (nous le verrons plus loin), la narratrice.
Le tome 18 de l’ACME Novelty Library gravite autour de cette jeune femme dans la vingtaine, amputée au genou gauche, dont le nom n’est jamais mentionné. Son appartement, juché au dernier étage de l’immeuble, est un lieu d’isolement qu’elle gagne en franchissant les escaliers avec grande difficulté. Cet appartement n’est toutefois pas l’unique lieu du récit. L’essentiel de ce chapitre se consacre à des épisodes qui ont précédé son emménagement dans l’immeuble. La narration, au passé comme au présent, est assurée par la jeune protagoniste. Le premier épisode relate les quelques mois pendant lesquels elle a travaillé comme jeune fille au pair pour une riche famille. Le second se déroule quelques années plus tard, et gravite autour de sa première et unique relation amoureuse – qui se termine amèrement par un avortement et une séparation. Au présent énonciatif, la protagoniste a terminé ses études universitaires en arts visuels et travaille comme fleuriste.
Dans plusieurs pages ou doubles pages, l’immeuble occupe tout l’espace. Nous retrouvons dans ces planches des procédés de mise en page rencontrés au chapitre précédent. Les premiers mots de la narration apparaissent dans une de ces doubles planches : « Once upon a time, there was a building…2 » Le tableau exalte sans contredit le procédé d’incrustation que nous retrouvions dans Quimby the Mouse et, plus rarement, dans Jimmy Corrigan. En effet, l’immeuble constitue ici le fond de la planche (A.15 ). Les vignettes accompagnent son architecture, s’incrustent dans l’image. Chris Ware propose ici une composition productrice principalement dirigée par le texte ou des flèches.
La narration, à la troisième personne, donne successivement voix à la propriétaire et à l’immeuble lui-même, leur confère des pensées dans un style proche de l’indirect libre. (« "It’s been a good life," it thought, shedding a shingle.» [BS, 9]) L’immeuble retrace la mémoire de ses anciens locataires.
Cette double planche illustre à merveille la versatilité temporelle du procédé d’incrustation que nous avons exploré plus haut. Si l’immeuble est représenté à un moment très précis (nous voyons un bardeau du toit figé en pleine chute libre), il condense néanmoins plusieurs époques différentes. Au coin supérieur gauche, le quartier se développe; plus loin, la propriétaire prend de l’âge; nous voyons également, gravissant les escaliers le l’immeuble, une kyrielle de jambes dont chaque paire est datée et appartient à un ancien locataire (1947-2001). Le présent n’est pas ici un cas particulier de l’histoire, un moment parmi d’autres : c’est le temps dans lequel s’ancre la mémoire. Le passé n’a de sens que dans le présent qui l’actualise. L’immeuble condense sa propre mémoire.
Toutefois, cette mémoire appartient à un sujet – à première vue – inconnu. Difficile de savoir si la construction temporelle est engendrée par un narrateur ou si elle condense la psyché de plusieurs personnages (la propriétaire, la locataire, l’immeuble…) Autrement dit, il s’avère difficile d’analyser ces planches consacrées à l’immeuble d’après les théories cognitives de la mémoire, puisque le sujet (et son présent énonciatif) échappe à l’analyse – et avec lui les notions d’indice, de mémoire épisodique, d’observateur, etc. Or, la très grande majorité de Building Stories se déploie à travers la narration de la jeune femme. Cette narration propose par ailleurs une certaine autoréflexion sur les questions de l’écriture et de la mémoire. C’est pourquoi notre intérêt se dirigera avant tout sur ce personnage.
Il est possible de cerner plusieurs thèmes de mise en page distincts dans Building Stories. Outre les planches consacrées à l’immeuble, qui le représentent généralement en pleine page, parsemé de cases incrustées, on peut discerner trois types de mise en page. La première mise en page, que nous appellerons mise en page muette (ou thème muet), propose une incursion dans le quotidien de la narratrice; la seconde, la mise en page narrative, adopte une composition complexe qui lie entre eux plusieurs épisodes remémorés par la jeune femme; finalement, la mise en page réflexive montre la narratrice en plein soliloque. Les particularités graphiques qui déterminent ces thèmes seront mises en lumière au fil de l’analyse. Les trois thèmes ne recouvrent d’ailleurs pas la totalité du livre. Avant de clore notre analyse autour de la mise en page réflexive, quelques pages, en marge des thèmes principaux, retiendront notre attention.
- 1. Georges Perec. 1980. La vie mode d'emploi.
- 2. Chris Ware. 2007. « Building Stories », p. 8. Dorénavant les références à cet ouvrage seront indiquées entre parenthèses, précédées de la mention BS. L’ouvrage n’étant pas paginé, le recto de la première feuille est ici considéré comme première page. Une version plus récente de ce chapitre se retrouve dans la monographie Building Stories (2012), sous la forme d'un livret cartonné turquoise et beige.